Villas de Salon
Les villas des négociants et des savonniers de Salon (1870-1930)
Magali Vialaron-Allègre
Salon, comme Barcelonnette, possède, dans une moindre mesure, un nombre important de villas (un peu plus d'une trentaine), construites à la fin du XIXe siècle-début XXe, autant de témoins de la réussite économique et sociale des Salonais de cette époque et de signes ostentatoires de leur richesse. Il s'agit, bien là, d'un phénomène social, mais si les villas "mexicaines" ont été construites, dans la vallée de l'Ubaye, au retour des "Barcelonnettes", à Salon, les villas ont davantage un côté "utilitaire". En effet, les négociants en huiles et savons (en plus grand nombre que les savonniers) vont investir des terrains disponibles, en bordure de la ville, qui vont leur permettre de construire sur le même emplacement leur estive (entrepôt) ou leur usine et leur habitation. La villa (compromis entre l'hôtel particulier et la demeure à la campagne) apparaîtra sur leur papier en-tête comme une véritable marque de fabrique. Comme à Barcelonnette, on peut distinguer, à Salon, trois phases de construction dont l'apogée se situe entre 1890 et 1914. Dans les deux cas, on retrouve la filiation stylistique, héritée de la maison bourgeoise du XVIIIe siècle, c'est ainsi que la Villa Mirefleurs d' Henri Gamel (sur l'avenue Michelet) ressemble à la fameuse "Sapinière".
Sous le signe de l'éclectisme
Les premières réalisations salonaises (1870-1880) vont évoquer la Villa à l'italienne (de style palladien), avec loggias, colonnes et péristyle, comme le château d'Henri Pascal (cabinet médical et appartements), et le château des Louanes (aujourd'hui transformé en appartements), situés tous les deux sur l'avenue de la République.
Durant les riches années 1890-1910, comme à Barcelonnette, les villas deviennent ambitieuses, les modèles se multiplient, les façades s'ornent et les toitures se compliquent.
Les plus nombreuses de ces imposantes villas-châteaux vont s'inspirer, avec leur toiture en ardoise "à la Mansart" de l'hôtel particulier parisien. Marius Torcat, ingénieur civil de Marseille en construira trois presque identiques en 1891, 1895 et 1900 : la villa "Beau-Soleil"de Garcin (école maternelle Michelet), la villa Blanche de Cornu (antenne de l'H.P. Montperrin, avenue Gaston Cabrier) et la villa d'Auguste Girard ( bd de la République, juste à côté du Tribunal de Commerce).
On retrouve cette mode parisienne pour la villa St Victor (Me Camille), bd de la République et la villa Les Cigales (ancienne Maison Biet-Sube), sur le bd Ledru Rollin, tandis que d'autres châteaux font davantage référence à l'éclectisme et à l'historicisme, c'est la villa "Les Colombes" de Ravoire (ancien Crédit agricole) avec ses deux tours (l'une carrée, l'autre ronde) et le château Couderc (clinique Vignoli) , inspiré du style pittoresque en usage dans les stations thermales et balnéaires . C'est ce même style pittoresque qu'illustrent sans ostentation les jolies maisons du quartier des Bressons. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que le château Couderc (comme le château Armieux) sont proches, dans leur évocation d'une période médiévale réinventée, du château des Magnans de Jausiers.
Le château Armieux (Tribunal de Commerce), que l'on vient de citer, a été construit en deux temps. La première construction (celle de 1898) évoque, par son enveloppe extérieure, les châteaux de la première Renaissance française. Mais derrière sa tour, ses échauguettes et ses toitures en ardoise se dissimule un superbe dôme en tuiles vernissées qui abrite une coupole éclairée par un lanterneau et décorée en 1907 par le peintre marseillais David Dellepiane. Il s'agit d'une chasse assyrienne, dernier vestige d'une décoration intérieure orientaliste.
En effet, ce n'est qu'après son mariage avec la cantatrice Julie de Poorter, en 1903 qu'Edouard Armieux fait ajouter à la construction de type "Renaissance" une grande salle de réception et de spectacle où Mme Armieux donnait volontiers des petits concerts, dans le style des salons turcs, chers à la mode orientaliste tant prisée à Marseille, Hyères ou Nice.
Il faut aussi citer l'ancienne villa Roche, construite en 1902 sur le bd Nostradamus, à l'angle de la rue Sénèque. bel exemple d'éclectisme. Si la tourelle élancée de la rotonde évoque les donjons médiévaux, les cariatides échevelées qui soutiennent le balcon en fer forgé sont plutôt de style rococo. Un élément de cette villa attire particulièrement le regard, sur la façade du bd Nostradamus, il s'agit du "bow-window", c'est-à-dire un garde-corps avec balcon fermé (littéralement en anglais , la fenêtre en arc), dont le but, à l'origine, est de capter la chaleur. Avec un puissant décrochement sur la façade, le "bow-window", qui rompt avec l'alignement haussmannien, est considéré, à l'époque comme un symbole de la modernité. Il faut dire que cette villa, pourtant très éclectique, est une des rares à Salon à avoir été réalisée par un architecte, le Marseillais Jean Rasonglès, spécialiste du béton armé, un matériau nouveau en ce tout début du XXe siècle. On est là tout proche de l'Art Nouveau.
La troisième phase de construction et l'Art Nouveau
Comme à Barcelonnette, à Salon l'entre-deux guerres marque le déclin de la construction. Les villas moins nombreuses sont aussi plus modestes. Elles voient leur plan se simplifier. Le nombre de niveaux et de travées se réduit. La recherche du confort conduit à une meilleure utilisation du plan. Les constructions de cette époque, la villa Nivière (1911-13) sur le bd Nostradamus, à l'angle du bd Clemenceau, et la villa de Jules Marius Fabre (1922) sur le bd de la République, présentent sur un seul niveau une façade rythmée par des motifs floraux qui évoquent l'Art Nouveau. Pour la villa Nivière, l'encadrement de la porte, sculpté de motifs entrelacés de tiges et de petites feuilles de lierre, serait l'œuvre d'Eugène Piron, l'auteur du Monument aux morts du cimetière St Roch. Et la villa de Jules Marius Fabre présente une belle véranda, élément également novateur et emblématique de cette époque.
Enfin, il faut signaler une petite maison, située au n° 33, rue d'Hozier (aujourd'hui étude d'huissier), construite en 1911-14 par l'entrepreneur Marius Sburlati pour le négociant Joseph Maurin. Avec une entrée en retrait, des fenêtres et une corniche cintrées, des pierres piquetées, des consoles qui se terminent par des motifs végétaux aux lignes souples et un garde-corps du balcon, en fer forgé, orné de joncs ondulés, cette maison comporte tous les attributs de "l'Art Nouveau" dont elle est un modeste mais précieux témoignage..
Les différences avec Barcelonnette
Contrairement à Barcelonnette, à Salon il n'y a malheureusement pas ou très peu de documents d'archives concernant ces villas et surtout rares sont les architectes qui en sont les auteurs. Alors que les industriels "mexicains" font appel à des bâtisseurs de renom, les négociants salonais vont se laisser séduire par des maisons "clefs en mains". La plupart du temps, ils s'adresseront aux entrepreneurs salonais, qui leur proposeront des modèles choisis sur des revues d'architecture, en vogue à l'époque. C'est ainsi qu'en dehors des quelques allusions à l'Art nouveau, il n'y a pas à Salon d' innovations architecturales, en rupture avec la surcharge décorative de l'historicisme et de l'éclectisme. La seule, qui mérite d'être citée, se trouve sur le cours Victor Hugo. Elle a été commanditée par un décorateur en ameublement Henri Tonin pour la réalisation de son magasin sur une parcelle qui fait l'angle et qui occupe toute la rue Tronc de Codelet et une portion de la rue Beauvezet. La construction en a été confiée en 1910 à l'architecte aixois J.L. Hulot. Le bâtiment, sur trois niveaux (le rez-de-chaussée abrite le magasin, les deux autres niveaux, le logement) a des lignes nettes, simples et précises à partir d'un jeu de surfaces rectangulaires en béton, avec des bow-window, qu'un petit bandeau en céramique verte vient ornementer. Il s'agit là d'une tendance moderniste de la création architecturale du début du XXe siècle, avec notamment l'utilisation du béton.
Enfin, si comme à Barcelonnette, après 1890, les peintres décorateurs vont être de plus en plus sollicités (on trouvera dans la vallée de l'Ubaye des artistes de renom international, comme Alphonse Mucha) à Salon on aura recours aux peintres régionaux. C'est ainsi que Désiré Girard réalisera les décors de la villa Nivière en 1913-14 et ceux de la villa Laurentin-Pichou dans les années 1930. Dans un autre registre, David Dellepiane (qui a peint en 1911 la coupole des Armieux en fausse mosaïque) travaillera, en 1912, pour les Britton, fabricants de bonbonnes (restaurant "La salle à manger") et quelques années plus tard pour Jules Marius Fabre. Comme à Barcelonnette, le vitrail sera utilisé, mais point ici d'artistes de Nancy, seulement des artisans locaux pour réaliser les vitraux des cages d'escaliers ou servant de décor aux fenêtres. On voit donc que l'on à Salon beaucoup moins de prestige qu'à Barcelonnette, il faut dire que si les "Mexicains" ont fréquenté les grands cercles parisiens, les négociants salonais se sont, eux, souvent, contentés de suivre et d'imiter la tendance "marseillaise".
Aujourd'hui, à Salon, très rares sont les villas qui appartiennent encore à leur propriétaire d'origine. Bien des familles, étranglées par l'entretien d'une telle demeure, ont été obligées de les vendre à regret. Certaines de ces maisons ont subi des dégâts considérables. D'autres ont été transformées en appartements, la tendance actuelle consistant à garder seulement l'enveloppe extérieure. Un cas mérite, toutefois, d'être souligné c'est l'hôtel Jules Marius Fabre qui a su conserver intact son décor intérieur et notamment son superbe salon de musique, le tout mis en scène avec élégance par ses propriétaires actuels.
A Barcelonnette, ces villas sont, dans l'ensemble protégées, la plupart sont restées "dans leur jus" avec leur parc intact1, ce n'est malheureusement pas le cas à Salon. Aucune n'a été classée ni inscrite à l'Inventaire des Monuments Historiques et il a fallu toute la ténacité des Amis du Musée et du Patrimoine de Salon2 et de la Crau pour qu'elles puissent avoir leur place dans l'histoire culturelle de notre ville. Elles sont désormais considérées comme les témoins précieux de l'architecture éclectique de cette fin du XIXe siècle, qui a su pratiquer, avec plus ou moins de talent, "l'art de la citation".
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