EXTRAIT DE
« MEMÒRI E RACONTE »
de FRÉDÉRIC MISTRAL
Fidèu is us ancian, ah ! pèr moun paire, la majo fèsto èro la vèio de Nouvè. Aquéu jour, de bono ouro, li bouié desjougnien. Ma maireié dounavo, en chascun, dins uno servieto, uno bello fougasso à l’òli, uno roundello de nougat, uno jounchado de figo seco, un froumajoun, un àpi, em’uno fiolo de vin kiue. E, quau d’eici e quau d’eila, tout acò gratavo camin, pèr ana « pausa cacho-fiò », dins sis endré, à sis oustaou. Au mas noun demouravo que li pàuri marrit qu’avien ges de famiho ; e meme, de parènt, quauque vièi jouvenome, arribavon de fes, au toumba de la niue, en disènt : « Boni festo ! venian pausa, cousin, cacho-fiò ‘me vous-autre »
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c’était la veillée de Noël. Ce jour-là, les laboureurs dételaient de bonne heure ; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à l’huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui de-ci et qui de-là, les serviteurs s’en allaient, pour «poser la bûche au feu », dans leur pays et dans leur maison. Au mas ne demeuraient que quelques pauvres hère qui n’avaient pas de famille ; et, parfois, des parents, quelque vieux garçon arrivaient à la nuit, en disant :
«Bonnes fêtes ! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec vous autres.»
LOU CACHO FIÒ
Tóuti ensèn anavian querre, jouious, lou cacho-fiò que falié que fuguèsse, sèmpre, un aubre fruchau. L’adusian dins lou mas, tóuti arrengueira, lou plus einat d’un bout, iéu lou cago-nis de l’autre ; tres cop ié fasian faire lou tour de la cousino ; pièi, arriba davans la lar o paiasso dóu fiò, soulenamen moun paire i’escampavo dessus un vèire de vin kieu, en disènt :
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Alègre ! Alègre !
Mi bèus enfant, Diéu nous alègre !
Emé Calèndo tout vèn bèn …
Diéu nous fague la gràci de vèire l’an que vèn,
E se noun sian pas mai, que noun fugen pas mens !
E tóuti cridavian : Alègre ! Alègre ! Alègre !
E’m’acò se pausavo l’aubre sus li cafiò e, tant lèu resplendènto partié la regalido :
Cacho-fiò
Bouto fiò
Disié moun paire en se signant, e tóuti nous metian à taulo.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la «bûche de Noël», qui -c’était la tradition- devait être un arbre fruitier. Nous l’apportions dans le Mas, tous en file, le plus âgé la tenant d’un bout, moi, le dernier né, de l’autre ; trois fois nous lui faisions faire le tour de la cuisine ; mon père solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant :
Allégresse ! Allégresse !
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d’allégresse !
Avec Noêl, tout vient bien :
Dieu nous fasse la grâce de voir l’année prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n’y pas être moins.
Et, nous écriant tous : "Allégresse ! Allégresse ! Allégresse", on posait l’arbre sur les landiers et, dès que s’élançait le premier jet de flamme :
"A la bûche ! Boute feu !"
disait mon père en se signant. Et tous, nous nous mettions à table.
LA TAULO SANTO
Oh ! la taulo santo, veritablamen santo, emé, tout à l’entour, la famiho coumplèto, pacifico e urouso ! En liogo dóu calèu, pendoulant de la moco, que, dins lou courrènt de l’an, menut, nous fasié lume, aquèu jour, sus la taulo, brihavon tres candèlo… E lou mou, se viravo, pèr cop, de-vers quaucun, acò’ro uno marrido marco. Dins chasque bout, dins un sietoun, verdoulejavo un bruei de blad que, lou jou de santo Barbo, s’èro mes greia dins l’aigo. Sus la triplo touaio blanco pareissien, à-de-rèng, li plat sacramentau :
Li cacalauso, que chascun, em’un long clavèu nòu, tiravo dóu cruvèu ; la merlusso fregido, lou muge emé d’óulivo, la cardo, li cardoun, l’àpi à la pebrado, segui d’uno sequèlo de privadié requisto, coume fougasso à l’òli, passariho, nougat, poumo de paradis ; e, au-dessus de tout, lou gros pan calendau - que noun s’entamenavo qu’après n’avé douna, religiousamen, un quart au proumié paure que passavo.
LA SAINTE TABLE
Oh ! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l’entour, la famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleil, suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l’année, nous éclairait de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient ; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu’un, c’était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette, verdoyait du blé en herbe, qu’on avait mis germer dans l’eau le jour de la Sainte Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour apparaissaient les plats sacramentels :
les escargots, qu’avec un long clou neuf chacun tirait de la coquille ; la morue frite et le muge aux olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la poivrade, suivis d’un tas de friandises réservées pour ce jour là, comme : fouaces à l’huile, raisins secs, nougat d’amandes, pommes de paradis ; puis, au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l’on n’entamait jamais qu’après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait.